Matière paysage

 

MATIÈRE PAYSAGE

Compagnie Contrepoint / Yan Raballand
au Dancing du 23 au 27 novembre 2020

Texte : Marie Nimier

Parmi tous les projets invités à Val de Reuil en cet automne particulier, celui de la compagnie Contrepoint est sans doute le plus gonflé, par sa modestie même. Et le plus délicat. C’est également le plus ambitieux, en termes d’accueil : Yan Raballand a réuni, avec la complicité du théâtre de l’Arsenal, 9 comédiens, une danseuse, un vidéaste, un peintre et une écrivaine pour tenter une expérience chorégraphique et en garder la mémoire. En plein confinement (deuxième vague), c’est une aubaine. Un pari un peu fou. Le gars, il prend des gens comme ça, des comédiennes, des comédiens, au hasard on dirait, parmi ses amis ou les amis de ses amis, ses complices de toujours, ses rencontres d’un jour, sans les avoir vus jouer pour certains, danser pour la plupart. Le gars, il les rémunère, parce que c’est la moindre des choses, dit-il — et comme ça, je me sentirai libre de tournicoter autant qu’il me plaira autour d’une idée. Je pourrai tout leur demander !

 

 

Plus que demander, il donnera — c’est ce que je comprends dès la première journée de travail, et chacun repartira ragaillardi, prêt à affronter Noël que le virus, malgré tous ses efforts, n’aura pas réussi à éradiquer.

 

NI UN SPECTACLE EN COURS
NI UN SPECTACLE TOUT COURT

 

 

Une semaine ensemble, donc, pour chercher. Ou peut-être : pour confirmer une intuition. Voir ce qui marche et ce qui ne marche pas, en faisant toujours confiance à la danse. Tu aimes moins ce mouvement ? dit Yan à un de ses interprètes. Alors il faudra que tu l’aimes dix fois plus. À aucun moment il ne sera question de lancer les bases d’un spectacle. Il y aura simplement une présentation du travail le vendredi mais, règles sanitaires obligent, sans public extérieur — quelques membres de la compagnie Beau Geste et du Théâtre de l’Arsenal seront là, masqués de noir, assis sagement sur une rangée de chaises — c’est à cette occasion que sera évoquée l’idée (voir plus haut) de la modestie.

 

 

UNE DANSE MODESTE

On connaissait les arts modestes, ils ont leur musée à Sète qui a pour vocation de montrer ce que l’on ne regarde pas. La danse modeste serait-elle à la danse contemporaine ce que la danse contemporaine est à la danse classique ? Les corps des comédiens sont comme ils sont. En apparence moins travaillés que ceux des danseurs. Moins sculptés — ou sculptés par autre chose que de l’entraînement. Sculptés par la pratique de leur métier, mais surtout par la vie, la nourriture, les années. Ils ont 37, 43, 66 ans. Ils ne sont ni forcément souples, encore que, ni forcément musclés. Ni forcément excentriques. Tous partagent ces qualités qui font que Yan les a conviés : l’habitude du plateau, la capacité à entendre des indications, à les mémoriser, l’appétit d’inventer dans un cadre proposé. Et, ce mot encore, l’humanité.

L’humilité ?

Devant un chorégraphe, le comédien est dans une position singulière. Il est celui qui ne sait pas. Ou qui ne sait pas bien. Pour Yan, il est celui qui sait autrement. Qui bougera autrement.

 

 
 

SANS SE TOUCHER (OU PRESQUE)

Les comédiens seront par rangée de trois. Trois rangées de trois, donc. Ils danseront en suivant un rythme lent, sans se toucher (ou presque), séparés et ensemble. Les gestes ne se succéderont pas, ils se transformeront à la façon de l’eau ou des nuages, selon la technique du morphing — comme à la fin, explique Yan, du clip Black and White de Mickael Jackson (la comparaison avec le roi de la pop s’arrête là, encore que, fera remarquer l’un des participants, Yan a quelque chose de Bambi, vous ne trouvez pas ? Un Bambi blond).

Quand la mémoire est bien calée, que chaque ligne sait ce qu’elle doit faire, on met en lumière les connexions, les rendez-vous, les points et les contrepoints. La rencontre des regards. L’écoute est au cœur du processus, jamais Yan n’impose ses mouvements. Jamais il ne corrige. Jamais ne montre. Il n’y a ni saut, ni course. Au plus vite, de la marche. Et ça marche. Au cinquième jour de travail, il est temps de faire un filage. Je regarde ma montre : douze minutes d’une beauté fragile. Pas un truc curieux, brindezingue, loufoque, non : une façon d’être au monde avec soi et avec les autres, sans exagération. Une performance modeste, oui, le mot est bien trouvé, qui ouvre le cœur et monte les larmes aux yeux.