À jeux ouverts

À jeux ouverts

Texte : Patrick Pleutin

Mes peintures se créent sur le vif. Sur le vif des répétitions, des restitutions des 33 compagnies invitées au Théâtre de Val- de-Reuil. Je dérègle du jeu dans la peinture, à jeux ouverts. La partie n’est pas jouée. Ce sont des peintures en scène des expériences pensées par les gestes chorégraphiques, aussi bien que par les mots de l’écrivaine Marie Nimier qui a pris en charge la musicalité de l’écriture de ce journal. Liées à ses mots, mes peintures sont des incorporations des gestes chorégraphiques inventés tout au long de ce temps bouleversant que nous traversons aux aguets, toutes et tous ensemble. Ce temps se poursuit, jusqu’à quand ? Jusqu’à l’épuisement ? Nul ne sait. Ce temps engage l’invention aussi bien que notre résistance créative.

Je reçois le monde spontanément. Ici, je suis irradié, subjugué par la présence des corps en acte. J’intègre les gestes des danseurs et j’en témoigne, sans passer par l’emprise des codes photographiques. Le moteur de ma peinture, c’est le visible : je restitue au monde sa charge et je rends vivante par le dessin la présence des artistes ; tout cela en direct. Ici nous rendons compte de toute l’intelligence gestuelle : les mouvements esquissés, corporels, oculaires, lacrymaux, buccaux ; les souffles de vie de ces artistes en action pendant la parenthèse offerte par les résidences. Peindre en scène, avec elles, avec eux ; mes feutres, mes calames, mes encres, mes gouaches et mes pinceaux rejouent les possibles combinaisons des « mimèmes », comme les appelle Marcel Jousse, reçus du jeu des acteurs, des corps des danseurs, musiciens et circassiens. Cette expérience du geste offert, mise en place avec la complicité des artistes invités, est une sorte de rituel, elle rend aussi possible la création d’un laboratoire des choses agentes et des choses agies.

 

C’est une prise de conscience qui me permet de bâtir une mémoire vivante, dont l’adjuvant omniprésent est le rythme de ces gesticulateurs que sont les artistes avec qui je suis.

Un processus d’interaction intense se joue entre nous. La peinture que j’applique prend corps en direct. Mes gestes de peintre, tout ce que je dessine, composent autant de saisies du réel qui font de moi un anthropologue « mimeur » ; un « cinémimeur » qui se joue du réel. Nos pratiques artistiques, ici réunies, ne sont pas de simples « en face » du peintre. Ce sont avant tout des rencontres riches et précieuses parce qu’elles déplacent les lignes, elles retournent le sens des interrogations sur les représentations de l’espace chorégraphique et sur le geste. Le chemin, c’est la présence, l’interprétation, autour desquelles ma peinture articule son chemin. C’est un chemin plastique mais aussi de « vérité ». Il faut le dire. C’est-à-dire une éthique du sens de l’existence en général. C’est fondamental. « Éthique » ne veut pas dire ici « morale » mais signale et accompagne une interrogation de ce qui vaut la peine. Elle dégage l’horizon d’une certaine plénitude du vivre. Peindre, c’est vivre.

 

 

Quand je peins, je suis frappé par la nécessité que j’ai de la « réelle présence ». Le fait d’être « en présence » nous unit ; c’est important par les temps qui courent, où d’aucuns prônent la distance. La présence est un des possibles face au retrait dans l’isolement imposé et dicté comme étant salutaire. À l’Arsenal, les artistes sont présents. Ils sont ensemble. Et cette présence est irremplaçable.